Je lis dans la Tribune de Genève du samedi 27 août une opinion de M. Julliard  s’étonnant qu’un Conseil administratif de gauche a pu en 2009 prendre des options libérales en matière d’électricité. La réalité est un peu plus complexe, raison pour laquelle une explication s’impose.

En 2002, le peuple votait sur une nouvelle Loi sur le marché de l’électricité (LME) qui devait, en cas d’acceptation, modifier fondamentalement les possibilités d’approvisionnement des entreprises, puis des ménages, en libéralisant le marché des fournisseurs. Cette loi fut refusée au niveau national à 52,4%. Au niveau cantonal le refus fut encore plus net avec 62,64% à Genève ; en Ville, 65,2% des votant-e-s s’opposaient à la loi. Un front porté par la gauche, les Vert-e-s et l’UDC.

Ce refus populaire ne décourageât ni les partis de droite, ni les milieux économiques, ni le Conseil fédéral et ce qui fut évacué par la porte préparait son retour par la fenêtre.

D’abord au niveau européen, la politique de l’UE est à ce moment-là fortement influencée par les politiques « néolibérales » et le marché de l’énergie ne fait pas exception. Depuis le 1er juillet 2004 dans l’UE, les consommateurs de gaz et d’électricité́ autres que les ménages pouvaient déjà librement changer de fournisseurs. À compter du 1er juillet 2007, tout consommateur final d’électricité́ et/ou de gaz naturel devenait éligible.

En Suisse ensuite, deux révisions d’ordonnance sur l’électricité et l’énergie, qui font suite à l’échec de la LME, sont soumises à consultation en 2007. Le propos de ces ordonnances est particulièrement complexe mais l’objectif est claire : parvenir à libéraliser le marché de l’électricité là où on a échoué devant le peuple.

Lors de la consultation de cette ordonnance sur l’électricité, le Conseil administratif d’alors s’inquiète au sujet du futur rôle des SIG, car le dispositif prévu par l’ordonnance pourrait les affaiblir dans leurs prérogatives ; ça serait la perte d’un interlocuteur actif au niveau cantonal dans les économies d’énergie et les énergies renouvelables. Pour rappel, le Canton est actionnaire des SIG à hauteur de 55%, la Ville 30% et les autres communes à 15%.

En 2007 et 2008, la Suisse et l’Union européenne entament des négociations pour un accord bilatéral sur l’électricité. Les spécialistes de l’époque estiment que « l’ouverture des marchés peut être une catastrophe pour les services municipalisés et les communes qui en sont propriétaires si les uns et les autres attendent de se voir imposer des solutions par des instances nationales ou internationales. »[1] Et de poursuivre : « Il est impératif de modifier le statut de ces sociétés en les libérant au maximum de contraintes politiques pouvant freiner leur développement. Rapidité de décision, liberté de fixation des prix, possibilité d’alliances stratégiques et indépendance financière, alliées à une bonne définition du service public doivent permettre à ces entreprises de continuer à contribuer au développement économique de leur région et de poursuivre, à satisfaction, leur mission d’approvisionnement sûr et économique en énergie de leur zone de distribution historique ».

2008, c’est aussi l’année où le Conseil d’administration de SIG se dote d’une stratégie en matière d’électricité. Il se penche alors sur la question de savoir comment accepter au mieux l’évolution de l’entreprise  vers un marché de l’électricité ouvert à la concurrence. L’option retenue  est de poursuivre la mue déjà engagée par la régie publique de se profiler comme une société qui ne fait pas que du simple entretien de ses réseaux de distribution de courant, mais qui devient aussi un acteur du marché libéralisé, afin d’être en mesure de fournir des services concurrentiels et diversifiés.

En 2009 intervient la décision controversée du Conseil administratif de la Ville d’opter pour un contrat sur le marché libre pour ses sites éligibles (consommant plus de 100’000KWh/an), soit environ 20% de la consommation d’électricité de la municipalité. Les SIG font alors les yeux doux à la Ville : elle obtient, comme un autre article de la Tribune de Genève du 26 août le relate, une prime et la garantie de ne pas payer plus cher que le tarif régulé durant les trois prochaines années. En revanche, l’article de la Tribune de Genève ne répercute pas que l’ouverture totale du marché de l’électricité devait intervenir en 2014 déjà ! Difficile, dès lors, de refuser un tarif fixe couvrant les années 2010 à 2012, avec une option intéressante également pour 2013.

Dans ce contexte de libéralisation progressive du marché de l’électricité il était capital pour SIG de s’assurer la fidélité de ses client-e-s, et d’optimiser ses achats d’énergie sur le marché libre. Mais est-ce que le CA savait à ce moment-là que le fait de quitter le prix tarif serait sans possibilité de retour ? Quelles sont les informations délivrées et mises en avant par les SIG aux différents partenaires ? Ce d’autant que quelques mois plus tard, un avenant au contrat est signé, qui fait passer les sites éligibles de la Ville de 20 à près de 75%, avec l’application par SIG de critères d’éligibilité élargis à des regroupements de comptages au sein d’un même ensemble immobilier. La politique commerciale de ces derniers est pour le moins proactive…

Vient 2014, année où une étape décisive doit être franchie en direction de la libéralisation du marché de l’électricité. Fervent soutien au développement des énergies renouvelables, qui ne serait plus assuré par l’ouverture complète du marché souhaitée par le Conseil fédéral, le Conseil administratif de la Ville s’oppose à ce principe dans une nouvelle consultation à laquelle il prend part.

Avant et après cet épisode (car à ce jour, le marché helvétique de l’électricité n’est toujours pas complètement libéralisé), les prix sur le marché libre fluctuent peu, et sont économiquement significativement plus avantageux que le tarif régulé. Les contrats avec SIG sont renouvelés de trois ans en trois ans, jusqu’à ce qu’en 2019, ils deviennent annuels, l’Exécutif de la Ville se penchant désormais plus précisément sur les différentes options de mix énergétique à sa disposition ; cette annualisation des contrats s’expliquant aussi par l’incertitude concernant l’obligation de mise en concurrence. En 2021, on observe les premiers signaux d’une augmentation des prix de l’énergie, qui explosent aujourd’hui.

Cette remise en contexte était importante, pour comprendre que la marge de manœuvre du CA de la Ville de l’époque était restreinte, et que l’objectif était, dans ce nouveau contexte, de continuer à soutenir SIG dans son développement d’une production énergétique renouvelable et locale, ainsi qu’une baisse de ses coûts.

La situation d’aujourd’hui apporte bien évidemment son lot de réflexions et de remises en question. C’est pourquoi la Ville entend mettre en œuvre une nouvelle stratégie d’achat de son électricité, qui lui permettrait, à terme, de diminuer son exposition aux risques des marchés. Et de contribuer de manière plus efficace à un développement plus massif d’infrastructures de production d’électricité renouvelable suisses.

[1] Jean-Marc Revaz : « Services publics municipalisés et ouverture des marchés du gaz et de l’électricité. Risques et perspectives dans le contexte suisse »), paru  dans la revue Flux (Cahiers scientifiques internationaux), no.72-73, pp.120 à 125.